(Octave Mirbeau) La grève des électeurs


Publications des «TEMPS NOUVEAUX» — N° 22 – 1902
Réédition en 192
Une chose qui m’étonne prodigieusement — j’oserai dire qu’elle
me stupéfie — c’est qu’à l’heure scientifique où j’écris, après les
innombrables expériences, après les scandales journaliers, il puisse
exister encore dans notre chère France (comme ils disent à la Commission
du budget) un électeur, un seul électeur, cet animal irrationnel,
inorganique, hallucinant, qui consente à se déranger de ses affaires, de
ses rêves ou de ses plaisirs, pour voter en faveur de quelqu’un ou de
quelque chose. Quand on réfléchit un seul instant, ce surprenant
phénomène n’est-il pas fait pour dérouter les philosophies les plus
subtiles et confondre la raison ? Où est-il le Balzac qui nous donnera
la physiologie de l’électeur moderne ? Et le Charcot qui nous expliquera
l’anatomie et les mentalités de cet incurable dément ? Nous
l’attendons.
Je comprends qu’un escroc trouve toujours des actionnaires, la Censure des défenseurs, l’Opéra-Comique des dilletanti, le Constitutionneldes
abonnés, M. Carnot des peintres qui célèbrent sa triomphale et rigide
entrée dans une cité languedocienne ; je comprends M. Chantavoine
s’obstinant à trouver des rimes ; je comprends tout. Mais qu’un député,
ou un sénateur, ou un président de République, ou n’importe lequel,
parmi tous les étranges farceurs qui réclament une fonction élective,
quelle qu’elle soit, trouve un électeur, c’est-à-dire l’être irrêvé, le
martyr improbable, qui vous nourrit de son pain, vous vêt de sa laine,
vous engraisse de sa chair, vous enrichit de son argent, avec la seule
perspective de recevoir, en échange de ces prodigalités, des coups de
trique sur la nuque, des coups de pieds au derrière, quand ce n’est pas
des coups de fusil dans la poitrine, en vérité, cela dépasse les notions
déjà pas mal pessimistes que je m’étais faites jusqu’ici de la sottise
humaine, en général, et de la sottise française en particulier, notre
chère et immortelle sottise, ô chauvin !
Il est bien entendu que je parle ici de l’électeur averti, convaincu, de
l’électeur théoricien, de celui qui s’imagine, le pauvre diable, faire
acte de citoyen libre, étaler sa souveraineté, exprimer ses opinions,
imposer — ô folie admirable et déconcertante — des programmes politiques
et des revendications sociales ; et non point de l’électeur «qui la
connaît» et qui s’en moque, de celui qui ne voit dans «les résultats de
sa toute-puissance» qu’une rigolade à la charcuterie monarchiste, ou une
ribote au vin républicain. Sa souveraineté à celui-là, c’est de se
pocharder aux frais du suffrage universel. Il est dans le vrai, car cela
seul lui importe, et il n’a cure du reste. Il sait ce qu’il fait. Mais
les autres ?
Ah ! oui, les autres ! Les sérieux, les austères, les peuple souverain,ceux-là
qui sentent une ivresse les gagner lorsqu’ils se regardent et se disent
: «Je suis électeur ! Rien ne se fait que par moi. Je suis la base de
la société moderne. Par ma volonté, Floquet fait des lois auxquelles
sont astreints trente-six millions d’hommes, et Baugry d’Asson aussi et
Pierre Alype également.» Comment y en a-t-il encore de cet acabit ?
Comment, si entêtés, si orgueilleux, si paradoxaux qu’ils soient,
n’ont-ils pas été, depuis longtemps, découragés et honteux de leur œuvre
? Comment peut-il arriver qu’il se rencontre quelque part, même dans le
fin fond des landes perdues de la Bretagne, même dans les inaccessibles
cavernes des Cévennes et des Pyrénées, un bonhomme assez stupide, assez
déraisonnable, assez aveugle à ce qui se voit, assez sourd à ce qui se
dit, pour voter bleu, blanc ou rouge, sans que rien l’y oblige, sans
qu’on le paye ou sans qu’on le saoûle ?
A quel sentiment baroque, à quelle mystérieuse suggestion peut bien
obéir ce bipède pensant, doué d’une volonté, à ce qu’on prétend, et qui
s’en va, fier de son droit, assuré qu’il accomplit un devoir, déposer
dans une boîte électorale quelconque un quelconque bulletin, peu importe
le nom qu’il ait écrit dessus ? — Qu’est-ce qu’il doit bien se dire, en
dedans de soi, qui justifie ou seulement qui explique cet acte
extravagant ? Qu’est-ce qu’il espère ? Car enfin, pour consentir à se
donner des maîtres avides qui le grugent et qui l’assomment, il faut
qu’il se dise et qu’il espère quelque chose d’extraordinaire que nous ne
soupçonnons pas. Il faut que, par de puissantes déviations cérébrales,
les idées de député correspondent en lui à des idées de science, de
justice, de dévouement, de travail et de probité ; il faut que dans les
noms seuls de Barbe et de Baïhaut, non moins que dans ceux de Bouvier et
de Wilson, il découvre une magie spéciale et qu’il voie, au travers
d’un mirage, fleurir et s’épanouir dans Vergoin et dans Hubbard des
promesses de bonheur futur et de soulagement immédiat. Et c’est cela qui
est véritablement effrayant. Rien ne lui sert de leçon, ni les comédies
les plus burlesques, ni les plus sinistres tragédies.
Voilà pourtant de longs siècles que le monde dure, que les sociétés se
déroulent et se succèdent, pareilles les unes aux autres, qu’un fait
unique domine toutes les histoires : la protection aux grands,
l’écrasement aux petits. Il ne peut arriver à comprendre qu’il n’a
qu’une raison d’être historique, c’est de payer pour un tas de choses
dont il ne jouira jamais, et de mourir pour des combinaisons politiques
qui ne le regardent point.
Que lui importe que ce soit Pierre ou Jean qui lui demande son argent et
qui lui prenne la vie, puisqu’il est obligé de se dépouiller de l’un,
et de donner à l’autre ? Eh bien ! non. Entre ses voleurs et ses
bourreaux, il a des préférences, et il vote pour les plus rapaces ou les
plus féroces. Il a voté hier, il votera demain, il votera toujours. Les
moutons vont à l’abattoir. Ils ne se disent rien, eux, et ils
n’espèrent rien. Mais du moins ils ne votent pas pour le boucher qui les
tuera, et pour le bourgeois qui les mangera. Plus bête que les bêtes,
plus moutonnier que les moutons, l’électeur nomme son boucher et choisit
son bourgeois. Il a fait des Révolutions pour conquérir ce droit.
Ô bon électeur, inexprimable imbécile, pauvre hère, si, au lieu de te
laisser prendre aux rengaines absurdes que te débitent, chaque matin,
pour un sou, les journaux grands ou petits, bleus ou noirs, blancs ou
rouge, et qui sont payés pour avoir ta peau ; si au lieu de croire aux
chimériques flatteries dont on caresse ta vanité, dont on entoure ta
lamentable souveraineté en guenilles, si, au lieu de t’arrêter, éternel
badaud, devant les lourdes duperies des programmes, si tu lisais
parfois, au coin de ton feu, Schopenhauer et Max Nordau, deux
philosophes qui en savent long sur les maîtres et sur toi, peut-être
apprendrais-tu des choses étonnantes et utiles. Peut-être aussi, après
les avoir lus, serais-tu moins empressé à revêtir ton air grave, et la
belle redingote, à courir ensuite vers les urnes homicides où, quelque
nom que tu mettes, tu mets d’avance le nom de ton plus mortel ennemi.
Ils te diraient, en connaisseurs d’humanité, que la politique est un
abominable mensonge, que tout y est à l’envers du bon sens, de la
justice et du droit, et que tu n’as rien à y voir, toi dont le compte
est réglé au grand livre des destinées humaines.
Rêve après cela, si tu veux, des paradis de lumières et de parfums, des
fraternités impossibles, des bonheurs irréels. C’est bon de rêver, et
cela calme la souffrance. Mais ne mêle jamais l’homme à ton rêve, car là
où est l’homme, là est la douleur, la haine et le meurtre. Surtout,
souviens-toi que l’homme qui sollicite les suffrages est, de ce fait, un
malhonnête homme, parce qu’en échange de la situation et de la fortune
où tu le pousses, il te promets un tas de choses merveilleuses qu’il ne
te donnera pas et qu’il n’est pas, d’ailleurs, en son pouvoir de te
donner. L’homme que tu élèves ne représente ni ta misère, ni tes
aspirations, ni rien de toi ; il ne représente que ses propres passions
et ses propres intérêts, lesquels sont contraires aux tiens. Pour te
réconforter et ranimer des espérances qui seraient vite déçues, ne va
pas t’imaginer que le spectacle navrant auquel tu assistes aujourd’hui
est particulier à une époque ou à un régime, et que cela passera. Toutes
les époques se valent, et aussi tous les régimes, c’est-à-dire qu’ils
ne valent rien. Donc, rentre chez toi, bonhomme, et fais la grève du
suffrage universel. Tu n’as rien à y perdre, je t’en réponds ; et cela
pourra t’amuser quelque temps. Sur le seuil de ta porte, fermée aux
quémandeurs d’aumônes politiques, tu regarderas défiler la bagarre, en
fumant silencieusement ta pipe.
Et s’il existe, en un endroit ignoré, un honnête homme capable de te gouverner et de t’aimer, ne le regrette pas. Il serait trop jaloux de sa dignité pour se mêler à la lutte fangeuse des partis, trop fier pour tenir de toi un mandat que tu n’accordes jamais qu’à l’audace cynique, à l’insulte et au mensonge.
Je te l’ai dit, bonhomme, rentre chez toi et fais la grève
Voir aussi
- Voter c’est abdiquer
- notes en faveurs d’une grève des électeurs et des électrices
- Il n’y a pas de gouvernement révolutionnaire
- La fête est finie: Au-delà de la politique. Au-delà de la démocratie
- (Brochure): Pour une abstention révolutionnaire!
- Pour tout transformer, un appel à l’anarchie (Texte Crimethinc.)