La révolution sans sentiments

Vu sur Paris-Luttes
Si nous voulons changer radicalement les modes toxiques par lesquels nous relationnons et tendre vers un progrès social qui nous émancipe nous et nos pairs, alors il nous faut déclarer la guerre à la répression de l’émotion qui est de mise sous le capitalisme.

S’il y a bien un aspect du capitalisme dont on délaisse l’analyse, au profit d’une perspective davantage dirigée vers les disparités économiques, c’est le contrôle.
Contrôle des corps, bien sûr, corps racisés disciplinés par les flics, corps de meufs disciplinés par les mecs, toujours enjoints à la minceur, au lisse, à l’absence de stigmates ou de signes graisseux et poilus d’humanité. Mais contrôle des émotions, aussi, ces débordements grandioses d’existence qu’on estime parfois un peu trop lourds à porter. Il ne faut pas trop pleurer, pas en public en tout cas. La colère se doit d’être sagement rangée dans un compartiment du cerveau et s’estompera avec le temps. La joie, le plaisir ? Pas trop fort, s’il-vous-plaît. Quant au sentiment déchirant d’être pris dans les feux d’une existence dépourvue de signification, il s’agit de le planquer derrière la formule magique travail/famille, dont la routine monotone aura tôt fait de nous assoupir.
Quant Norbert Elias replace les origines de la civilisation moderne
dans l’appropriation que fait l’État de la fiscalité et de la violence
légitime, il met en lumière l’autorégulation parmi l’une de ses
premières conséquences. Pour prouver leur supériorité et ne pas sortir
du rang, les nobles doivent intérioriser leurs sentiments les plus
intenses au profit d’un calcul froid. Cette norme s’est diffusée et
maintenue à travers les âges : le capitalisme nous prive de la faculté
de ressentir de manière intense en nous imposant un mode de vie aseptisé ;
il régule notre manière de nous exprimer. Le libéralisme, qui porte aux
nues le libre-arbitre et la volonté personnelle, exalte la capacité de
contrôler ses affects : être malheureux est un choix, les émotions
« négatives » se maîtrisent et disparaissent.
À cela se mêle l’œuvre du patriarcat : associant le ressenti et le
débordement au genre féminin, dominé et dévalorisé, l’on y fait
prévaloir une raison froide dite typiquement masculine, c’est-à-dire la
capacité de prendre sur soi, et l’absence totale de communication
émotionnelle qui sont au fondement de la virilité.
Souvent présenté comme courageux, ce mode de fonctionnement finit
inéluctablement par enclencher une maîtrise malsaine des émotions, basée
sur le déni et le refoulement. Avec elle apparaît une dévalorisation du
« care », soin matériel et immatériel apporté aux autres et aux choses,
et clef-de-voûte de la féminité traditionnelle.
Quand bien même la gauche traditionnelle et radicale se sont données
pour objectif de déconstruire ces stéréotypes pour exposer leurs
mécanismes, la manière dont nous communiquons entre nous n’en reste que
très faiblement changée.
Quand bien même la nouvelle génération d’autonomes est bien plus
critique sur l’éradication de la misogynie dans ses formes les plus
subtiles, des pratiques virilistes s’y maintiennent et subsistent.
La remise en question de la monogamie que l’on prête à l’idéologie
anarchiste, si elle a prouvé ses vertus par certains abords, est elle
aussi imprégnée de l’idéologie libérale du contrôle des affects, et peut
occasionner plus de déboires machistes qu’émanciper les femmes et
personnes non-cisgenres qui l’entreprennent. De par ses liens avec
comment nous percevons les émotions et leur expression « normale », la
visibilisation tardive mais croissante de la santé mentale se retrouve
happée dans ce flot. Adresser cet angle mort et nous interroger sur la
façon dont nous gérons nos sentiments dans le militantisme nous
permettrait de réhabiliter un lien social qui se délite
progressivement, mais aussi d’élargir notre visée aux personnes laissées
pour compte par le capitalisme de par leur neuroatypie.
Triste, triste monde malade
Dans l’article « Meltdown of the Phantom Snowflakes » [Fonte des flocons de neige fantômatiques], l’autrice Laurie Penny écrit :
« Nous vivons dans une culture qui vénère le bien-être et l’amélioration personnelle, que ce soit en tant qu’industrie ou comme discipline personnelle.
Pourtant, les stratégies modernes de production culturelle sont constamment modelées pour tendre vers la répression de l’émotion, la gestion obsessionnelle de l’ensemble des sentiments qui, s’ils ne sont pas apprivoisés, peuvent déboucher sur deux grandes vérités sous-jacentes.
La première est que la plus grande partie de notre vie moderne est traumatisante, insupportable, et profondément effrayante. Le reconnaître permet d’accéder à une seconde vérité, plus dangereuse car emplie de potentiel : peut-être que nous n’avons pas à vivre comme ça »

Vivre dans une période aussi anxiogène, où les inégalités structurelles s’exhibent au grand jour, n’est pas chose aisée.
Ouvrir les yeux, c’est effrayant. Vivre ces inégalités structurelles au
quotidien en pleine conscience du mal qui nous est fait ne l’est
qu’encore plus.
Obéir nous fait peur, mais désobéir aussi. La vie d’un militant n’a rien
de celle d’un fainéant qui se bâfre de diplômes en chocolat, comme
ironisait notre président – quand bien même l’oisiveté ne devrait pas
être incriminée. C’est s’exposer délibérément à l’incompréhension de ses
pairs, mais aussi à la violence multidimensionnelle du système ;
nous nous faisons ficher, fouiller, nous nous faisons gazer, humilier
et violenter. Nous sommes mis à la porte de nos lieux de vie commune,
expulsables en l’affaire de quelques semaines ;
les cabanes que nous nous construisons loin de la grisaille de la ville
sont réduites en lambeaux au gré des désirs avares des entreprises.
Quand la somme de cette tyrannie s’ajoute à celle des oppressions
systémiques, dont énormément de militants font déjà l’objet, on finit
par se demander quand est-ce que toute cette douleur prendra fin. Quand
on voit des copains se faire tabasser, être jetés en cellule ou traduits
en justice pour avoir ramené du sérum physiologique en manif, tout ça
pour avoir l’impression que rien n’a changé le lendemain, on finit par
de se demander si ça vaut le coup, si au final, tout ceci n’est
peut-être qu’un frêle espoir dans un amoncellement de noirceur.
Et quelque part, bien sûr, la plupart d’entre nous savent que la réponse
est oui, que ça vaut le coup, et que nous devons continuer de nous
battre. Mais les bleus persistent.
Dans cette situation, vers qui se tourner ? Auprès de qui peut-on se confier ? Comment faire sortir le venin de la plaie avant de reprendre des forces ?
Nous n’avons pas tous un environnement familial et amical réceptif, et
quant aux professionnels de santé, à une époque où ils sont de plus en
plus encouragés à collaborer avec les forces de l’ordre, leur aide peut
se heurter à des limites. Il nous reste alors les camarades.
Cependant, le silence qui règne entre nous sur les conséquences psychologiques des affrontements est notable ;
alors que les hématomes, brûlures et autres mutilations sont montrées
sans préambules et relayées à grande échelle, celles que l’on se coltine
dans le cerveau sont soigneusement tues.
Le peu de ressources qui existent à ce sujet s’exportent peu quand elles ont la chance d’être traduites ;
les discussions autour de ce thème, à l’exception d’une poignée de
réunions organisées par les street medics de Paris après le printemps
2016, sont quasi-inexistantes. Même entre groupes, peu de temps est
consacré à l’analyse de ce que l’on vient de vivre, et pour cause.
Sans raccourcis épiques ou sublimation, le black bloc relève d’une
tactique guerrière et reste à l’instar de tout le reste de la société
imprégné du système sexiste dans lequel nous vivons. Il n’est donc guère
surprenant qu’il y subsiste une glorification de la force virile qui
passe par le fait d’encaisser en silence et de cacher l’étendue des
dégâts qui nous sont infligés par nos assaillants. Et cela prévaut tout
particulièrement pour les femmes et minorités de genre dont la
légitimité au sein du black bloc est déjà très lourdement remise en
question.
Or, nos faits d’armes nécessitent une gestion émotionnelle plus ouverte et spontanée, presque une forme « d’aftercare » ;
pas lorsque l’on réalise que ces situations, quand elles ne sont pas
décantées, finissent par nourrir nos addictions – les fameuses bières
post-manif qui relèvent parfois plus du pansement que de la réjouissance
– ou engendrer du stress post-traumatique (flashbacks, insomnies,
hallucinations visuelles ou auditives).
Les éléments les plus explicitement vulnérables du groupe finissent de
surcroît généralement au ban du mouvement, pas par ostracisme assumé
mais plutôt parce que la plupart d’entre nous ignorent totalement
comment les soutenir et les ré-impliquer.
Le marché des sentiments
Cette dimension répressive prévaut aussi dans la manière dont nous relationnons.
Depuis maintenant plusieurs siècles, une réflexion libertaire sur la
monogamie a été engagée en Occident et ses aspects normatifs et
accaparants n’ont eu de cesse d’être appuyés.
Si bien qu’aujourd’hui, les formes de couples plus ouvertes se sont
répandues parmi beaucoup de militant.es blanc.hes, qu’il s’agisse de
relations libres ou de polyamour sans hiérarchie ni étiquettes.
Or, en pratique ce mode de vie alternatif révèle des failles, et semble
exacerber les inégalités entre dominant.es et dominé.es qu’il est
supposé défaire. Il est fait état notamment de manquements à la
responsabilité affective censée régir une relation, quelle que soit sa
nature. Le dominé devient une denrée consommable sur le marché des
affects, où le dominant butine sans remise en question de son privilège
masculin/blanc/etc. La jalousie, loin d’être identifiée comme
l’expression d’un malaise induit par un déséquilibre de pouvoir, est
mise sur le compte du défaut individuel à corriger.
Ce discours se croise à la propagande néo-libérale : sentiments
modulables au gré de son réceptacle, qui aura tôt fait de gommer
d’éventuels excédents par le travail sur soi. Non seulement cette
rhétorique efface nos moult inégalités face à l’autonomie et
l’indépendance – ne serait-ce que celles, psychiques, basées sur le
sentiment profond d’insécurité qu’amène une maladie mentale – mais elle
fait fi de ce que toute part d’humanité implique dans la gestion des
émotions et ressentis.
Tout est une question de développement personnel, et ce domaine de plus
en plus en vogue dans la société d’aujourd’hui commence par ailleurs à
s’emparer du sujet. C’est ainsi que l’on peut voir des figures
médiatisées du polyamour, à l’instar des youtubeurs Conor et Brittany
iii, diffuser des vidéos où ils expliquent à cœur ouvert la façon dont
ils ont réussi à canaliser les sentiments de possessivité dans leur
couple et prodiguent des conseils pour explorer des « relations authentiques », avant de vous proposer un programme de coaching « relation épique »
pour la modique somme de deux cent soixante dollars. Les moins
patient.es leur préféreront sans doute le pack de coaching spécial
trente jours, échéance bien connue après laquelle un amour périme.

Il existe donc bel et bien une récupération néo-libérale de l’amour
libre et des modes relationnels alternatifs, facilitée par les lacunes
contenues dans notre analyse des émotions et de la charge politique au
sein des sphères privées et sentimentales.
Outre le fait que ces divers problèmes ne permettent pas de remettre
fondamentalement en question notre manière de relationner
conventionnelle – qui est profondément toxique et hétéronormative – pour
se diriger vers des modèles plus sains et inclusifs, cela entrave notre
manière de militer, bien souvent basée sur l’affinitaire et le désir de
construire une communauté forte et solidaire.
Or, ce désir ne sera jamais assouvi si l’on n’opère pas une mue radicale
de notre gestion des émotions qui, laissée intacte sous le capitalisme,
fait la part belle au refoulement. Celui-ci ouvrant, hélas, une voie
royale aux débordements chaotiques.
La masculinité est violente parce qu’elle tait les troubles jusqu’à-ce
que ces derniers ne se figent en névroses, parce qu’elle tait les
troubles jusqu’à l’éclatement. Si la nocivité de ce schéma est établie,
on parle peu du fait qu’il nous rend manipulables à souhait. Là où le
contrôle des émotions est absent et surtout inconscient, les techniques
actuelles de communication, de publicité, qui font davantage appel à
l’affect qu’à la raison, frappent plus fort.
On qualifie souvent le monde dans lequel nous vivons de société
consumériste. Cette observation est vraie, mais s’étend à l’ensemble de
notre existence : consommation des biens, d’autrui et de nos propres
sentiments. Comme l’écrivaient Stuart et Elizabeth Eweniv, il s’agit
d’une relation sociale, et c’est la relation sociale qui gouverne
aujourd’hui. Elle doit être non seulement questionnée, mais déconstruite
par nos soins.
Dans l’article de Laurie Penny mentionné ci-dessus, la jeune
journaliste évoque un concept qu’elle prête à l’activiste
Noire-Américaine Bell Hooks, celle du « deuil stratégique ».
Le deuil stratégique préconise de ne pas avoir peur de donner
libre-cours à ses sentiments afin de pouvoir les analyser et les
transmettre. Si cette théorie peut paraître un peu vague et
nécessiterait d’être affûtée à des fins plus pragmatiques, elle pose la
première pierre d’un édifice que nous devons alimenter de nos réflexions
et vagues à l’âme.
Échanger sur nos expériences intérieures, politiques comme privées,
explorer les conséquences psychologiques du capitalisme et des violences
policières et avoir des débats qui ne portent plus seulement sur la
structure de nos relations mais sur leur substance, me semblent être des
enjeux vitaux au XXIe siècle.
Les prendre en compte dans nos luttes nous fera grandir en tant
qu’individus mais également en tant que militant.es. La révolution sera
émotionnelle ou ne sera pas.
Léon Cattan